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L’expertise, vue par un expert de justice par Jean-François JACOB, Expert de justice

Conférence donnée le 21 mars 2019 au Cobaty Nice

Il y a des dizaines de manières pour parler de l’expertise. Si je voulais être exhaustif, il me faudrait discourir durant six ou sept heures, voire plus. J’ai donc choisi le mode un peu à bâtons rompus et chronologique, pour situer les personnages, exposer les difficultés, approcher les dérives, évoquer les à-côtés qui accompagnent le déroulement d’une expertise. Et c’est la maîtrise de ces à-côtés qui fait qu’une expertise a les meilleures chances d’être réussie, c’est-à-dire d’être utile.

 

Selon la Bible judiciaire, le Dalloz : « Une expertise judiciaire est une mesure d’instruction confiée par le juge à un technicien compétent appelé expert, inscrit ou non sur une liste judiciaire, qui reçoit de ce juge une mission précise, qu’il peut accepter ou refuser, et nécessitant des investigations complexes, en vue de lui fournir, sur des questions de fait, des informations de nature technique qu’il ne possède pas. L’expert consigne ses constatations et ses conclusions dans un rapport présenté le plus souvent par écrit ».

 

Si un expert est chargé de procéder à un examen technique, c’est bien que quelqu’un, une partie nommée demandeur ou demanderesse, est antérieurement intervenu auprès du juge pour lui demander de désigner un technicien compétent. Ce demandeur peut être une personne, une société, un syndicat de copropriétaires, une administration, liste non exhaustive. S’il y a différent, c’est avec quelqu’un ou quelques-uns, qui peuvent être pour le domaine du B.T.P qui est le vôtre, un promoteur, un constructeur, une SCI, un maître d’œuvre, un bureau d’études, un bureau de contrôle, une entreprise titulaire du marché ou sous-traitante, un fournisseur, un prestataire autre, l’assureur de chacun de ces intervenants, et vous aurez bien compris que si je dis « un » ce n’est pas limitatif, cela peut être et cela est très souvent, des maîtres d’œuvre, des bureaux d’études, des entreprises, des fournisseurs, des prestataires, des assureurs et parfois des promoteurs, des constructeurs, des SCI. Ils et elles sont aussi des parties, qualifiées de défendeurs ou de défenderesses.

 

Un juge, un expert, des parties, le casting est-il complet ? Non, il manque l’avocat, le conseil technique, le sapiteur, le consultant technique, le sachant.

 

Aller en expertise sans être conseillé par un avocat c’est prendre un risque considérable. Un excellent magistrat de mes amis – car on peut devenir ami avec un magistrat, il n’y a pas de mal à cela – me disait un jour être parfaitement conscient qu’untel avait techniquement raison mais qu’un avocat adverse avait trouvé l’argument juridique auquel l’autre ne savait pas répondre en droit car il avait fait l’économie de l’avocat. Le juge n’avait pu que s’incliner car que deviendrait-on si le juge ne respectait pas le Code ?

 

Le conseil technique est le plus souvent un expert de cabinet spécialisé qui intervient à la demande d’un assureur. J’ai toujours eu beaucoup de considération pour ces ingénieurs ou techniciens formés, compétents, connaisseurs de leur dossier, le plus souvent intervenus avant l’expert de justice c’est-à-dire lorsque l’affaire était en phase amiable avant un éventuel accord transactionnel, ils en savent plus que l’expert nommé par le juge lorsque l’expertise est ordonnée.

 

Le sapiteur, c’est le technicien qui intervient à la demande et sous le contrôle de l’expert dans une spécialité différente de la sienne. En effet, l’expert nommé n’est pas omniscient. En cas de nécessité il fera appel à un technicien de cette autre spécialité que la sienne, c’est comme cela que le Code de procédure civile qualifie le sapiteur. Ce sapiteur sera un expert ou un laboratoire car il pas rare qu’une partie de l’explication des causes des désordres passe par des examens spécialisés.

 

Le consultant technique, c’est l’expert inscrit sur une liste de Cour d’appel – civile ou administrative – ou agréé par la Cour de cassation qui intervient comme conseil technique d’une partie. Son rôle est délicat, sa position mal connue, risquée, peu d’experts inscrits sur une liste acceptent d’intervenir en une telle situation, ils n’ont pas tort.

 

Le sachant, c’est une personne qui n’est pas en la cause mais qui a connu, ou qui connaît, des informations susceptibles d’éclairer l’expert. Le plus souvent, il est aux côtés d’une partie, mais l’expert pourrait en cours d’opération décider d’appeler, avec toutes les précautions d’usage, une personne dont il a aperçu le nom sur un des documents qui lui ont été expédiés par les parties et dont il considérerait que son concours lui serait utile dans sa recherche de la vérité technique.

 

Voici donc le casting, mais qui a ordonné l’expertise ? Ce peut être un tribunal d’instance, un tribunal de grande instance, une cour d’assises, une Cour d’appel, un tribunal administratif, une Cour administrative d’appel, un tribunal de commerce, un tribunal paritaire des baux ruraux, voire un tribunal des affaires sociales, ou encore un conseil de prud’hommes. Je vais rester au niveau le plus courant, l’expertise au tribunal de grande instance.

 

Schématiquement, si le conflit porte sur des désordres matériels, l’expertise sera ordonnée par le tribunal de grande instance si le coût probable des réparations et des préjudices est supérieur à 10 000 euros ;

 

Vous l’aurez compris, vous le saviez sans doute déjà, une expertise est ordonnée afin que le juge et les parties sachent de manière aussi précise que possible quand ça s’est passé, comment ça s’est passé, pourquoi ça s’est passé. Donc, une expertise c’est utile pour déterminer aujourd’hui ce qui s’est passé hier, causé par ce qui n’a pas été respecté avant-hier. Mais également pour connaître l’avis d’un homme de l’art en ce qui concerne la nature et les coûts des travaux nécessaires pour remédier aux désordres ainsi qu’au sujet de la validité et du montant des préjudices allégués. Parfois aussi, le juge pose des questions dont on peut logiquement se demander en quoi l’expert technicien est qualifié pour y répondre, il faut faire avec.

 

L’expert reçoit la mission. Première chose, il lit attentivement l’ordonnance et, si elles sont jointes, prend connaissance des pièces, limitées le plus souvent à l’assignation. Avec l’expérience, l’expert saura la lire et en distinguer l’exagération. Je me souviens de mes premières expertises, à une époque où les assignations étaient systématiquement annexées à l’ordonnance, je m’attendais toujours à trouver un champ de ruines en raison de descriptions apocalyptiques et de photos prises dans des angles qui effaçaient toute échelle et toute réalité. Et je découvrais de banals désordres sans aucune mesure avec ce qui était allégué. Par exemple, au cours d’une de mes toutes premières expertises, un acquéreur récent d’un appartement à rez-de-chaussée dit « pieds dans l’eau » contestait, entre autres broutilles, la qualité du revêtement de sol de la terrasse qui, selon l’assignation, ressemblait au site de Verdun en 1917 ou à celui de Berlin en 1945. Je m’aventurais sur ladite terrasse, je ne voyais rien de contraire aux règles de l’art. J’eus assez de maîtrise pour inviter benoîtement le demandeur à me montrer très précisément le sinistre. Il lui fallut une bonne minute de recherches appliquées pour me montrer, dans un angle de la terrasse, deux carreaux de revêtement en 5×5 d’une couleur légèrement différente de celle du reste de la surface. Il me revint alors à l’esprit que le demandeur était un promoteur du nord de la France, qu’il s’estimait sans doute berné pour avoir payé son appartement au prix fort et qu’il voulait ainsi se venger de son confrère local. Évidemment, j’ai gardé mes réflexions pour moi et elles n’ont pas influencé le contenu de mon rapport.

 

 

Je reviens au fil chronologique. L’ordonnance fixe un délai. L’expert peut-il apprécier s’il disposera du temps nécessaire pour parvenir au terme de ses opérations ? Oui et non. Oui dans le meilleur des cas, mais c’est très rare, et seulement si la lecture de l’ordonnance et de l’assignation lui permet de deviner, avec un coefficient d’erreur qui diminue avec l’expérience, le temps probable qu’il faudra consacrer à la mission et donc sa durée. Non, dans le cas le plus courant, car cette durée sera diluée dans le temps, au hasard des très nombreux aléas qui entraveront un déroulement de l’expertise espéré paisible au départ. Donc, pour l’expert pressenti, il s’agit de décider s’il accepte ou non la mission malgré sa charge professionnelle. Une expertise, c’est toujours possible ; deux aussi ; trois, il faut réfléchir, surtout si ce sont des « grosses » expertises ; À compter de quatre, il faut être froidement réaliste : soit on ne fait que de l’expertise et on peut accepter d’opérer sur une vingtaine de missions en même temps – en fait, sur 7 ou 8 car 12 ou 3 seront au point mort, je vous expliquerai pourquoi tout à l’heure – soit on a encore une activité professionnelle normale et cette activité souffrira de cette surcharge de l’emploi du temps. Donc, être expert, c’est également réfléchir sur les conséquences d’une acceptation inconsidérée d’une mission. Car l’expertise n’est pas une variable d’ajustement du plan de charge, c’est un engagement moral d’assistance technique à la justice devant laquelle sont engagées, volontairement ou à leur corps défendant, des personnes qui souffrent peu ou prou d’être placées dans cette situation. Et, pour moi, la morale qui renvoie à l’éthique et à la déontologie doit être une vertu cardinale de l’expert.

 

L’expert a accepté la mission. Il dresse le répertoire en recherchant les adresses postales et électroniques méconnues des avocats car elles ne sont pas mentionnées sur l’ordonnance, en y ajoutant celles des conseils techniques car les avocats des assureurs les auront en général communiquées au préalable avec les leurs. Il met son dossier en ordre de telle manière que son classement permette de tout retrouver aisément au moment opportun. Tout se passe par écrit, jamais par téléphone. Si un avocat appelle l’expert, à ce dernier de rappeler l’absolu principe de la contradiction et de raccrocher poliment sans qu’une conversation s’engage. Ce n’est pas qu’une précaution de façade. Lorsque j’étais président de la compagnie départementale, il m’est arrivé par deux fois d’aller défendre un confrère appelé devant la Cour d’appel, accusé de partialité car, disait l’avocat du plaignant, l’expert a comploté au téléphone avec mon adversaire, la meilleure preuve c’est que j’ai perdu alors que le dossier était très favorable aux intérêts de mon client. C’était parole contre parole, la mienne a été entendue, cela aurait pu être le contraire.

 

Le dossier est classé, la seconde action de l’expert va être de donner l’impulsion à l’expertise, il va prendre les convenances des conseils pour une première réunion sur les lieux. Le téléphone étant machina non grata, hier c’était le fax, aujourd’hui c’est Internet. Cette recherche de convenances indique le nom et le numéro de l’affaire qui figurent sur l’ordonnance, dresse le programme de la réunion à venir, rappelle les références connues d’avocat ou de conseil technique, propose huit dates (8 demi-journées) à un horizon de 3 à 5 semaines et fixe un délai de réponse, le plus souvent sous trois jours. Ce terme atteint, il comptabilisera les réponses pour retenir la date qui aura recueilli le plus de réponses positives, mais à la condition que l’avocat du demandeur ait consigné cette date de convenance dominante.

 

La date est fixée, l’expert convoque les parties, par lettre recommandée avec avis de réception. Les avocats et les conseils techniques reçoivent une copie par courriel.

 

L’expertise peut véritablement commencer. Deux cas de figure se présentent : Premier cas, 1’expertise se déroule sans incident de quelque nature que ce soit ; Second cas, l’expertise rencontre quelques difficultés.

 

Je déroule d’abord le premier cas, le cas idéal. Une date de convenance commune a été dégagée, les convocations ont toutes été distribuées, réunion d’expertise, toutes les parties sont présentes, leurs avocats également, les experts d’assurances itou. L’expert note les noms et qualités des présents, lit la mission, expose de manière concise ce qu’il en a compris, si une partie veut apporter une précision, il la consigne. Ensuite, il s’intéresse aux chefs de mission dans l’ordre fixé à l’ordonnance, appelle les pièces justificatives, procède à ses investigations dont il aura à l’avance soigneusement préparé le canevas, interroge les parties et enregistre leurs déclarations, chacune parle à son tour. En fin de réunion, l’expert propose un projet de calendrier, le nombre de réunions envisagé, estime le délai probable, appelle les dires. L’expert diffuse son compte rendu dans les vingt-quatre heures. Les avocats expédient spontanément à l’expert les pièces sollicitées ainsi que des dires motivés pour apporter aux débats les arguments propres au soutien des prétentions de leurs clients respectifs. Le nombre de réunions est respecté, les délais aussi, le montant de la consignation initiale est suffisant et l’on parvient ainsi benoîtement au dépôt du rapport après la soumission de son prérapport par l’expert et la réception des dernières observations écrites des parties dans le respect des dispositions de l’article 276 du code de procédure civile. Vous le voyez, l’expertise c’est très simple. Enfin, c’est théoriquement très simple parce que, dans la vraie vie, cela ne se passe jamais comme cela, tout le monde n’est pas beau, tout le monde n’est pas gentil, chacun défend son pré carré, de bonne ou de mauvaise foi, avec la même combativité et l’expertise qui devait durer environ un an pourra durer cinq ou six ans, parfois plus ; elle devait coûter 5 000 ou 6 000 euros et elle pourra coûter 50 000 à 60 000 euros, moins pour les petites expertises du type des exécrables relations entre deux voisins, à parfois beaucoup plus pour les grosses expertises avec 30 à 40 parties et des enjeux considérables en termes de réparations et de préjudices de toutes sortes.

 

À compter de maintenant, je me situe dans la manière dont se déroule le plus souvent, pour ne pas dire toujours, une expertise de construction, mon second cas de figure. Je vais évoquer quelques-unes des difficultés qui sont le lot de l’expert dans le cadre d’une expertise habituelle. Je vous rassure, j’en oublie quelques-unes en route, le peu que je vais vous décliner vous fera cependant comprendre que les chausse-trappes sont légion, l’expertise est le plus souvent une longue histoire, un long cours intranquille, heureusement il y a toujours une fin, comme dans toutes les histoires.

1°) Les parties : j’entends par là les personnes ou sociétés attraites en la cause, leurs avocats, leurs conseils techniques, leurs assureurs, leurs sachant. Ils ont presque tous, voire tous, des motivations différentes, des pratiques différentes, des espoirs différents, des stratégies différentes. Ce n’est pas un corpus homogène, mais un rassemblement temporaire et occasionnel, de personnes, de professions, de coutumes, d’éducation et de cultures souvent très différentes.

Les parties ne sont ainsi pas des blocs, chacun avec son homogénéité. À l’intérieur de chaque partie, des conflits peuvent être maîtrisés, avec peine, entre la partie et son avocat, son conseil technique, son assureur, les représentants de celui-ci, les sachant. Ce qui laisse la place à de multiples combinaisons de ressentiments divers, à des configurations parfois explosives qui vont retentir sur le climat, mais aussi sur la durée, de l’expertise.

À l’expert d’en être conscient, de s’y préparer, d’adapter son comportement et sa conduite de l’expertise en prenant en considération ce climat impossible à appréhender avec une totale certitude avant le début de la première réunion, il y va cependant de la sérénité des débats et de la qualité du rapport d’expertise.

 

2°) La fixation des dates des réunions : pour respecter dès le début des opérations le strict principe de la contradiction, l’expert envoie à tous les conseils le même courriel de recherche de convenances. Certains avocats ont une fâcheuse tendance à répondre à l’expert avec copie à tous les intervenants. Il est fréquent qu’un avocat, et quand je dis un je suis modeste, pour des raisons qui le concernent, coche des dates dans le seul objectif de ne pas permettre à l’expert de dégager une date de convenance dominante et donc, ainsi, de retarder le cours des opérations car l’expert devra proposer d’autres dates. Quitte, après deux allers et retours de ce type, à fixer autoritairement la date en prenant prioritairement en considération une des dates proposées par l’avocat en demande. Sauf que, j’y viendrai tout à l’heure, lorsque l’expertise connaît sa six ou septième ordonnance commune, le demandeur initial peut aussi être défendeur ou à nouveau demandeur dans une ou des instances suivantes, et le défendeur initial peut se retrouver demandeur ou encore défendeur dans une ou des instances suivantes. Qui privilégier ? Très simple, n’est-il pas ? En tout état de cause, voilà deux mois perdus, au bas mot. Mais cette confrontation dès la phase de recherche de convenances offre un intérêt pour l’expert en ce sens qu’elle lui permet d’entrevoir les amitiés et les inimitiés avant même de réunir pour la première fois les parties.

 

3°) Les convocations : il est très rare que toutes les adresses figurant à l’ordonnance soient exactes, La Poste en retourne très souvent. Si la partie est conseillée, pas de difficulté, l’avocat aura informé son client et communiquera à l’expert une adresse valide pour la suite de l’expertise. Si la partie n’est pas conseillée, l’expert sollicitera l’avocat du demandeur. Lequel, une fois sur trois fera le mort, une fois sur trois déclarera ne pas être en état de renseigner, une fois sur trois communiquera la bonne adresse après un temps assez élastique. L’expert ayant accompli les diligences nécessaires, l’absence de la partie ne pourra lui être reprochée. Mais, quelque part, des échanges n’auront pas pu se nouer qui auraient pu fournir des éléments pertinents à consigner dans le rapport d’expertise. La qualité d’une expertise peut dépendre de contingences aussi banales que celle de l’inexactitude ou de l’absence d’une adresse postale.

 

4°) Le déroulement de la première réunion : Après avoir noté les noms et qualités des parties, l’expert expose les règles de l’expertise :

L’absolu respect du principe de la contradiction,

La communication des pièces,

Les délais fixés et prévisibles,

Le coût estimé à ce jour et possible à terme.

 

Ensuite, comme dans le premier cas de figure, il lit la mission, toute la mission, rien que la mission, la voix claire et affirmée, sans s’arrêter sur tel ou tel chef de mission.

Cette courte lecture est indispensable, prononcée avec calme elle contribuera à l’instauration d’un climat propice à un déroulement aussi paisible que possible des premiers instants de l’expertise, à défaut de pouvoir le maintenir jusqu’au terme des opérations.

 

5°) La communication des pièces : Ensuite, l’expert aimerait ajouter, sur le ton le plus neutre possible, une petite annonce banale, du genre : « Avant de revenir en détail sur chacun des points de la mission, je voudrais vous dire ce que j’en ai compris à ce jour. » Mais il ne peut pas toujours le dire car les pièces ne sont pas annexées à l’ordonnance. Il lui aura fallu, préalablement à la première réunion, rechercher l’assignation et les pièces visées auprès de l’avocat en demande. Sans être toujours certain de les recevoir à temps, en vertu d’une guerre psychologico-temporalo-financière entre parties dont l’expert est ainsi une victime collatérale pour ne pas pouvoir à tout coup parfaitement organiser sa réunion à l’avance.

 

Ne les ayant le plus souvent pas reçues, l’expert réclame la communication des pièces. Il fixe un délai. Soyons réaliste, ce délai n’est que très rarement respecté. Parfois, il ne le sera pas du tout et les excuses pour le justifier sentiront la mauvaise foi, mais l’expert ne pourra que le constater, il n’a pas de pouvoir de contrainte. Je n’ai pas comptabilisé le nombre de fois où l’on m’a assuré ne pas pouvoir me communiquer des pièces parce qu’elles étaient conservées dans des sous-sols, lesquels avaient été inondés lors d’un épisode orageux, ce qui avait détruit lesdites pièces. C’est fou, dans ce département, cette habitude de ranger ses archives dans des sous-sols inondables ! L’expert dispose cependant d’un moyen, c’est de demander au juge le bénéfice des dispositions de l’article 275 du Code de procédure civile, c’est-à-dire la production sous astreinte. Cela fonctionne une fois sur deux, le juge ordonne, mais l’inondation en sous-sol n’est pas la seule excuse, l’inventivité des parties est sans borne, l’incendie, le vol, la destruction accidentelle, le départ du collaborateur en charge avec le dossier sous le bras, il en est d’autres.

 

Lire toutes les pièces reçues est souvent un travail de bénédictin, certaines parties adressent parfois, dans le désordre le plus complet, des monceaux de documents dont certains ne présentent strictement aucun intérêt dans le cadre de l’expertise, c’est ce que j’appelle la stratégie de l’étouffement. Ce qui est visé, c’est de retarder les opérations car il faut du temps pour lire, mais aussi de renchérir le coût de l’expertise car le temps de l’expert c’est de l’argent, en espérant que le juge fera porter sur une autre partie le montant de la consignation complémentaire que l’expert sera conduit à solliciter. D’évidence, en sus du coût supplémentaire, le délai des opérations sera augmenté de quelques mois, dans notre région entre 4 à 5 mois, temps nécessaire au juge pour rendre sa décision, au greffier de la notifier, au consignataire de payer, à la régie d’en informer le greffe, au greffier de communiquer l’information à l’expert.

 

Ainsi, le Code est impuissant à contrôler les libertés prises par les parties dans la communication des pièces, celle qui y contrevient parvient à son but car, qu’on le veuille ou non, l’objectif visé est ici atteint, l’expertise coûtera plus cher et durera plus longtemps.

 

6°) Les déclarations des parties : Je vais peut-être vous surprendre, l’expert doit être capable d’admettre que personne ne ment, que tout le monde dit sa vérité, qui n’est peut-être pas la vérité, qui n’est certainement pas la vérité dans la grande majorité des cas. Mais, avec l’écoulement du temps, chacun peut devenir de plus en plus le témoin inébranlable de la crédibilité de ses déclarations, persuadé qu’il faut dire sa vérité, persuadé de dire la vérité. La sérénité des opérations découle de l’attention portée à chaque déclaration, il sera toujours temps dans le silence de son cabinet de rapprocher les éléments entendus et communiqués pour bâtir un raisonnement qui restera provisoire tout au long du déroulement de l’expertise, seul l’avis contenu dans le rapport sera définitif, l’expert étant alors dessaisi mais toujours tenu par le secret.

Pendant les exposés, l’expert jettera quelques notes sur son cahier, même s’il a une mémoire d’éléphant ; même si ce qu’on lui raconte est déjà développé à l’ordonnance ; même si ce qu’on lui raconte entre en contradiction avec un des écrits joint à l’ordonnance ou communiqués ; même si un avocat, pour des raisons stratégiques qui lui appartiennent, raconte une version plus ou moins différente de celle qui figure à l’assignation ou à l’ordonnance. L’expert ne sera ni étonné, ni surpris, il restera constamment neutre. Une mimique, une interjection, de sa part, et l’on pourra le taxer de favoritisme. Le climat d’une réunion d’expertise, surtout celui de la première, tient à peu de chose.

 

Au cours de cette phase de recueil des réponses à ses questions, l’expert n’oubliera personne, mais il sera conscient d’une chose : beaucoup de parties sont persuadées qu’il sait tout. En fait, à son arrivée, il ne sait rien. Il a dans sa mémoire, et dans sa bibliothèque technique, toutes ses connaissances, des plus proches aux plus lointaines. Vont-elles lui être d’utilité ? Il n’en sait rien, il n’a encore procédé à aucune constatation. Alors, attention à ne pas jouer l’expert de caricature, à se laisser immédiatement entraîner par les conseils techniques sur des voies sans doute intellectuellement brillantes mais dont rien ne dit qu’elles sont applicables au cas particulier soumis à ses compétences. L’expert devra rester calme, prudent, mesuré.

 

Ô, certes, il y aura des impatients qui voudront couper la parole ; des contradicteurs impulsifs qui voudront déplacer le problème ; des adversaires résolus qui voudront tout contester. Plus généralement, malgré l’apaisement procuré au début de la réunion par le désamorçage subtil auquel l’expert aura procédé, les parties sont toujours en conflit, et elles ne l’oublient pas. À l’expert d’être attentif, courtois, mais très ferme. Si l’exposé devient un cacophonique concours de vitesse pour imposer ses vues, la difficulté pour l’expert sera de montrer de la fermeté tranquille, de faire porter sa parole sans qu’elle soit comprise comme l’expression d’un agacement ou d’une contrariété.

Qui ment, un peu, beaucoup, totalement, pas du tout ? qui dit la vérité, un peu beaucoup, totalement, pas du tout ? qui se trouve entre les deux, un peu, beaucoup, totalement, pas du tout ? L’expert doit être également quelque peu psychologue à défaut d’être un confesseur, et encore, dit-on tout à son confesseur ?

 

7°) Les investigations : Pour avoir préparé aussi bien que possible sa réunion, l’expert examinera les désordres allégués dans l’ordre qu’il aura fixé, observera, procédera à ses investigations, regardera, écoutera, saura poser les questions et noter les réponses. Il ne perdra toutefois pas cinq minutes après chaque intervention pour écrire, ce temps mort deviendrait rapidement beaucoup trop animé, échapperait à son contrôle. Il saura élaborer sa propre sténographie, et cultivera sa mémoire. De toute façon, pour être expert, il faut avoir une excellente mémoire, être capable de se rappeler toutes les situations rencontrées dans sa carrière professionnelle, même si on n’a été mis en présence d’un cas particulier qu’une seule fois dans sa vie, et même si c’était il y a fort longtemps.

 

Je ne m’étendrais pas sur les investigations devant des professionnels de la construction ; c’est au cas par cas, l’important c’est de mobiliser tous les moyens intellectuels d’une part, tous les moyens matériels de l’autre, pour donner son avis en son honneur et en sa conscience. À la condition d’obtenir du juge les délais nécessaires et des parties leur accord quant au coût à venir des diligences. Et à la condition de savoir à quel moment il faut quitter le temps de l’analyse pour verser dans celui de la synthèse. Car on peut toujours recourir à des investigations complémentaires, on constate, on constate, on constate, on mesure, on mesure, on mesure, on analyse, on analyse, on analyse, sans que ces opérations apportent plus d’informations sur le plan technique mais ce qui certain, c’est qu’elles entraînent vers un coût prohibitif. C’est une des difficultés pour l’expert, cette période où toute partie qui estime y avoir intérêt – intérêt pas toujours à visée scientifique – demande des examens de laboratoire ou des vérifications plus approfondies des calculs d’ingénieurs afin de déterminer si le poids des pots de peinture approvisionnés au dernier étage de l’immeuble n’est pas la cause de son effondrement. Ne souriez pas, j’ai entendu des déclarations assez similaires, et plus d’une fois. L’expert doit savoir répondre à une telle revendication pour l’écarter

 

8°) Les comptes rendus et les notes aux parties : Le compte rendu, comme son nom l’indique, rend compte de la réunion d’expertise qui vient de se dérouler. Tout doit y être consigné, dans un écrit qui restitue à la fois le contenu, la forme et le fond des constatations et échanges. Le délai de diffusion, c’est de 1 à 3 jours, ce qui veut dire que tout ce qui aura pu être rédigé à l’avance l’aura été : par exemple, les numéros et références de l’ordonnances ou des ordonnances, les noms et qualités des parties ; le libellé de la ou des missions, initiale comme complémentaires ; la description sommaire des lieux ; la chronologie ; l’énumération des pièces reçues ; le canevas du compte rendu. L’important, c’est que la narration des faits et le climat de la réunion soient exactement restitués dans les plus brefs délais.

La note aux parties est un écrit d’étape rédigé par l’expert pour situer l’avancement de l’expertise, rappeler les demandes de pièces, proposer un calendrier, répondre aux Dires reçus, émettre un premier avis provisoire. C’est, en quelque sorte, un canevas du futur prérapport que certains appellent note de synthèse. D’évidence, cette note aux parties n’est rédigée et diffusée que si les péripéties du déroulement des opérations ne peuvent être entièrement consignées dans les comptes rendus

 

Conduire ses opérations avec rapidité et qualité est une excellente, élégante et très puissante manière de maîtriser les opérations, tant en délai qu’en coût. Inattaquable sur la question du délai, souvent évoquée par les parties qui dénoncent la lenteur de la Justice, l’expert contribuera à un déroulement harmonieux de ses opérations. Toutefois, comme je l’ai évoqué tout à l’heure, la stratégie des parties s’oppose parfois, s’oppose trop souvent, à une marche paisible vers la vérité scientifique.

 

9°) Les ordonnances communes : Disons-le tout net, en expertise de construction, c’est la plaie. Et c’est la plaie pour presque toutes les expertises. Un défendeur estime qu’une entreprise, une société, un fournisseur, tout autre locateur d’ouvrage, devrait être en la cause, il l’assigne. L’expert, prévenu, suspens ses opérations. Actuellement, dans notre région, entre l’information communiquée par l’avocat et le rendu de l’ordonnance commune, il s’écoulera de 5 à 6 mois car il faudra que l’avocat assigne, aille devant le juge, lequel devra glisser l’affaire dans son emploi du temps déjà surchargé, que les parties débattent, qu’une ordonnance soit rendue, que le consignataire verse la provision ordonnée, que la circulation de l’information entre la régie et le greffe fonctionne, et que l’expert reçoive l’ordonnance. Je le répète, c’est de 5 à 6 mois.

Une réunion est organisée par l’expert pour rendre communes ses opérations aux nouveaux requis. Quelque temps après, une de ces nouvelles parties va considérer qu’un ou plusieurs autres locateurs d’ouvrage ou assureur devraient être appelés en la cause, on recommence le même parcours, à nouveau 5 à 6 mois.

Et le jeu peut durer longtemps. Pour peu que l’on soit nommé dans des affaires complexes, ce seront cinq, six, sept, voire plus, ordonnances communes. Ma plus longue expertise dans une affaire avec de très gros enjeux a duré 7 ans, 12 ordonnances communes avaient été rendues à une époque où il ne fallait que 4 mois avant que l’expert puisse rouvrir ses opérations, lesquelles avaient donc été suspendues 4 ans. Et, dans plus de 70 % des expertises qui me sont confiées actuellement, le nombre d’ordonnances communes est de 5 et plus.

 

10°) La réparation des désordres et son coût : Toutes les missions ordonnent à l’expert de : « dire avec précision », ou de « prescrire », ou de « décrire précisément » les travaux ou les moyens nécessaires pour remédier aux désordres constatés. Comment l’expert pourrait-il, tout seul dans son petit bureau, concevoir précisément, dans le délai d’une expertise, des ouvrages ou des moyens fiables alors que les concepteurs initiaux, souvent nombreux, n’en auraient pas été capables ? Les textes techniques, les normes et les règles de l’art s’appliquent aussi aux travaux de réparation. Il suffit d’y renvoyer les parties qui, avec le concours d’un ou de plusieurs spécialistes, rédigeront des appels d’offres et consulteront des entreprises.

La mission ordonne également à l’expert d’obtenir des parties les devis correspondants qu’il devra apprécier. Mais ce n’est pas ce que les parties comprennent et elles vont harceler l’expert pour qu’il établisse lui-même un véritable devis descriptif et départage ensuite les propositions pour dire quel est le meilleur devis. Or, l’expert de justice n’est ni maître d’ouvrage, ni maître d’œuvre, ni contrôleur technique, ni bureau d’études spécialisé, ni coordinateur, ni coordonnateur sécurité et protection de la santé, ni expert d’assurances, ni quelque locateur d’ouvrage que ce soit. Si toutes les parties l’admettaient, les expertises seraient plus rapidement conduites, bien des rapports permettraient au juge de mieux trancher. L’expertise devrait être un filtre des éléments techniques, une instance de partage loyal des informations, mais, tout au contraire, elle devient souvent un obscur combat d’arrière-garde, de chausse-trappes, de sous-entendus, voire d’infox, et ce quel que soit le montant des dommages, aussi bien pour dix mille euros que pour dix millions d’euros. L’expert doit faire avec.

 

11°) Le pré-rapport et le rapport : Je ne m’étendrais pas sur ces deux sujets, je pense que vous avez déjà eu ces documents entre les mains.

Schématiquement, le pré-rapport, ou note de synthèse, rappelle sommairement le déroulement des opérations en renvoyant le plus souvent aux comptes rendus et notes aux parties, répond aux Dires si cela n’a pas déjà été fait, expose l’avis provisoire de l’expert à ce stade et appelle les dernières observations ou réclamations des parties dans le respect des directives de l’article 276 du Code.

Le rapport, dont le juge est le destinataire prioritaire, est scindé en quatre grands chapitres et deux annexes : 1°) la compilation exhaustive de l’aspect administratif de l’affaire ; 2°) le rappel du déroulement des opérations ; 3°) les réponses aux Dires et aux dernières observations ou réclamations des parties, 4°) enfin il est conclu par l’avis final de l’expert délivré en son honneur et en sa conscience. Suivent la reproduction des Dires et des dernières observations écrites des parties, puis l’annexion de tout document utile à la compréhension de la logique de l’expert et non pas la jonction de tout ce qu’il a reçu car, je l’ai dit tout à l’heure, l’expert reçoit assez souvent des documents sans aucun intérêt, ceux-là il ne les joint pas. Ces Dires, dernières observations ou réclamations et pièces, il ne les annexe qu’aux deux exemplaires du rapport destinés au magistrat. En effet, dès lors que l’expert a fait connaître aux parties au cours du déroulement des opérations, par ses comptes rendus, par ses notes aux parties, par son pré-rapport, les dires et pièces qu’il a reçus, les parties ont été en mesure de contrôler qu’elles les avaient également reçus ou de les réclamer à l’expéditeur et il est donc inutile d’ajouter du papier à du papier. Le photocopieur de l’expert ne doit pas être le contributeur additionnel de sa rémunération

 

 

Les parties oublient trop souvent que l’expert de justice n’est que l’expert de justice ! Respectueux de la procédure mais interdit de droit, il est également tenu par l’impartialité et l’indépendance, qualités nécessaires au rendu d’un rapport de qualité.

 

Est-ce tout ? Ainsi que je vous l’ai dit en début d’exposé, il faudrait 6 ou 7 heures pour traiter de tous les aspects de l’expertise, mais je voudrais en évoquer quelques aspects connexes méconnus.

 

12°) Le langage : L’expert s’exprimera dans un langage adapté à son auditoire, il se méfiera comme de la peste de l’ésotérisme techniciste. Il faut être conscient que l’usage de termes incompréhensibles ferait naître chez les parties un ressentiment croissant contre l’auteur de leur mise à l’écart. Au lieu de les rassurer avec sa science, l’expert les inquiétera, sèmera la confusion. Il ne s’étonnera pas si, ensuite, par l’émergence d’un puissant courant de rejet à l’hermétisme de son discours, une partie s’oppose brutalement à sa pratique, à sa mission, à sa personne même. Et, par-delà l’excès de scientificité, attention à ne pas céder à l’emphase, l’abscons, l’abstrus ou l’amphigourique qui disqualifie tout autant l’expert.

 

Ce que je voudrais plus particulièrement dire, c’est que les écrits de l’expert doivent respecter la langue française. Car, une faute d’accord ou de ponctuation peut inverser le sens d’une phrase. Par exemple, si j’écris, sans placer aucun signe : « L’avocat dit l’expert n’y comprend rien », personne n’y comprend effectivement rien. Je place maintenant une seule virgule, la phrase devient : « L’avocat dit, l’expert n’y comprend rien ». Clairement, l’avocat prend l’expert pour un incapable. Si j’ajoute une seconde virgule, vous entendez : « L’avocat, dit l’expert, n’y comprend rien ». Clairement également, l’expert écrit que l’avocat est rebelle aux aspects techniques du conflit. Transposé dans le domaine de l’expertise, cette virgule n’enverra personne à l’échafaud, pratique radicale aujourd’hui disparue, mais elle peut conduire à faire condamner un innocent, avec toutes les séquelles psychologiques qui peuvent en découler et que l’on imagine aisément. La souris de l’expert porte une lourde responsabilité !

 

L’expert se gardera également de la facilité. Sous prétexte de détendre l’atmosphère, il pourra être tenté, parfois, de jouer avec les mots. Ce n’est pas recommandé car, derrière un jeu de mots apparemment spirituel, quelqu’un peut comprendre exactement l’inverse de ce que l’expert cherchait à faire passer. En peu de mots, un jeu de mots M.O.T.S. peut raviver des maux M.A.U.X. que les diligences passées avaient contribué à atténuer.

 

12°) La prudence : Au risque de vous surprendre, je dirais que si l’expert ne sait rien au début de la première réunion d’expertise, il ne sait toujours pas grand-chose tant qu’il n’a pas tout validé. Il avance dans la découverte, mais il reste mesuré. Si, à un moment donné, il lui apparaît évident qu’il possède la réponse à l’un des chefs de mission, il se gardera de tout triomphalisme. Il attendra d’avoir lu les pièces, toutes les pièces, qu’on lui a remises, ou qu’il va recevoir. Parfois, la théorie brillante, ou la certitude prématurée, se fracasse contre l’écrit tardivement produit. Rien n’est plus malsain que d’annoncer, avec plus ou moins de fausse modestie, que l’on sait déjà, et d’être obligé de faire ensuite machine arrière. Ce serait écorner, pour toute la suite de la mission, son image de technicien compétent. Au contraire, il faut avancer des avis provisoires, assis sur les seuls éléments en sa possession au moment où on les exprime, et attendre les réactions argumentées.

 

13°) La contestation verbale : À l’expert de bien faire comprendre aux parties qu’elles sont en expertise, qui n’est ni un arbitrage, ni une conciliation, ni une médiation. L’expert ne tranche pas un litige, ne propose pas une solution, n’entérine pas un accord, il répond en technicien à des chefs de mission.

En cas d’opposition trop vive entre les parties, l’autorité morale de l’expert doit s’imposer. Mais, difficile de définir l’autorité morale : c’est une alchimie subtile, une attitude soutenue par la compétence, l’honnêteté, la psychologie, la posture.

Si l’expert a une assez longue pratique, et pense être plutôt fin psychologue, peut-il avertir un perturbateur qu’il n’hésitera pas à lui demander de quitter la réunion s’il continue à jouer au trouble-fête ? L’éviction, cette arme ultime, ne doit être utilisée qu’avec la plus extrême prudence, et seulement si l’expert est certain, à plus de cent pour cent, qu’elle produira son effet, et qu’elle ne se révélera pas un dangereux boomerang. Car, si la partie refusait de quitter les lieux, que pourrait-il faire, sinon perdre la face ? A contrario, si la partie ainsi invitée quittait les lieux, elle aurait beau jeu ensuite de soutenir que le principe de la contradiction n’a pas été respecté et que les opérations devraient en tout ou partie être frappées de nullité.

 

Alors, le bon sens, la pédagogie, la compétence, la précision, le calme, sont les meilleurs atouts de l’expert pour maîtriser les bouffées de fièvre des parties.

 

14°) La fragilité de l’expert : volontairement ou non, le comportement des protagonistes peut retentir sur la sécurité de l’expert, à tout le moins peut-il en avoir l’impression, ce qui pourrait nuire à la qualité de ses opérations et à la pertinence de son avis.

Il plane sur l’expert plusieurs risques que je ne vais pas énumérer. Je préfère évoquer une particularité lorsque l’on parle de l’expertise et de l’expert, et attirer d’une phrase l’attention sur le futur.

Quand l’expertise commence, beaucoup de parties sont persuadées, ou se persuadent de façon à attirer ses bonnes grâces, que l’expert est un Dieu qui va démêler le vrai du faux et leur donner raison. Toutes les parties sont persuadées d’avoir raison, même celles qui savent qu’elles ont tort, mais l’expert non-Dieu mettra en évidence les éléments qui feront comprendre en cours d’opérations à certaines parties que la probabilité de gagner le procès s’amenuise, et qui permettront plus tard au juge, qui n’est pas Dieu non plus, de dire que tel ou tel avait tort, source d’insécurité en deux épisodes.

 

 

Dans le futur, il faut s’attendre à ce que les infox publiées sur les réseaux asociaux connaissent une croissance exponentielle avec le développement de l’intelligence artificielle. Quelles conséquences pour l’expertise ? C’est une de nos grandes réflexions actuelles au Conseil national.

 

Le tableau que je viens de vous brosser à grands traits connaît le plus souvent une conclusion réconfortante. Quelle que soit la combativité des parties, en expertise de construction 80 à 85 % des affaires sont conclues amiablement sur la base du rapport de l’expert, donc sans retourner devant le juge. C’est, à mon avis, la meilleure récompense pour l’expert, mais il ne le saura pas, sa mission se conclut avec le dépôt de son rapport, toute suite lui est interdite, sauf décision du juge. Par ses compétences, par ses diligences, par la qualité de ses opérations, par son respect des règles de procédure, par la clarté de son rapport, l’expert aura puissamment contribué à la dissolution du conflit, soit à l’amiable dans 80 % des cas, soit dans le rituel du procès pour 20 % des cas. En ce sens, la rémunération qui lui sera finalement allouée n’est pas la seule marque de reconnaissance pour l’expert. Le sentiment de bien avoir conduit ses opérations, d’avoir œuvré à une expertise de qualité, est également valorisant, l’expertise a été utile, le rapport a été utile, l’expert a été utile.

Conférence donnée le 21 mars 2019 par Jean-François JACOB, Expert de justice, au Cobaty Nice Cote d’Azur

En accord avec Katia GABORIAU, présidente du Cobaty

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